Histoire de dragonne

Valhénä, la belle dragonne émeraude aux reflets azurites, dissimulée derrière l’abondante végétation, se prélassait avec indolence en bordure d’une petite clairière longeant un cours d’eau apathique. Elle avait faim, n’ayant rien avalé depuis près d’une lune, mais l’affût prolongé et la délicieuse brûlure du soleil sur ses écailles, avaient engourdi ses sens, la rendant somnolente.
Un léger bruissement attira son attention. Elle ouvrit un œil cuivré, perçant, brillant d’intelligence et étincelant de reflets ambrés, mais c’est son odorat qui, en premier, l’informa de la présence d’une proie. Un daguet. Elle flaira doucement l’air, évitant de bousculer les hautes herbes sèches pour ne pas les inciter à jouer entre elles leur doux cliquetis susceptible d’avertir l’alléchante créature en approche, qu’un gros reptile affamé se dissimulait dans les broussailles. 
Craintivement, Ghëla, le grand daguet mâle au doux pelage auburn, humait, dans sa posture la plus souveraine, la douce brise à la rechercher du danger. Nombre de prédateurs rodaient, le long de la rivière, en quête de créatures à sang chaud comme lui. Tout en avançant précautionneusement sur la berge sablonneuse aux couleurs mordorées, ses yeux roulaient nerveusement dans leurs orbites, cherchant le moindre mouvement suspect, le moindre indice susceptible de lui indiquer la présence d’un carnassier.
L’endroit semblait paisible. Ghëla se détendit et approcha du ruisseau qui courait sous ses yeux en caressant amoureusement galets et rochers couvrant son lit. Alerte, le majestueux daguet pencha la tête jusqu’à l’eau fraîche pour étancher sa soif avant de poursuivre sa route.  

C’est le moment ! songea alors Valhénä. Tout doucement elle banda ses muscles, sans bouger, pour être prête à bondir dans les airs le moment venu. Elle déploya ses ailes avec une lenteur prudente, mettant sa patience à rude épreuve, frôlant les graminées séchées qui émirent de faibles trémolos, comme sous le souffle d’une brise légère, mais qui fort heureusement n’attirèrent pas l’attention de sa proie. Voilà, j’y suis. Elle arqua le cou, prête à pousser énergiquement sur ses pattes, et au moment où elle s’élançait, un corbeau colossal au plumage lustré, couleur ébène irisée de bleu, croassa furieusement un signal d’alerte distinctif pour toutes les créatures de la forêt et dont l’écho se répercuta suffisamment pour agacer la dragonne qui comprit en grinçant des crocs que son repas lui serait soufflé.

Ghëla redressa instantanément la tête, le cou droit, les yeux exorbités par l’affolement, le corps figé par la peur durant une seconde qui lui sembla éternité. Puis, l’adrénaline faisant son effet, ses membres s’animèrent instinctivement, réagissant au stimulus effaré de son cœur. Il bondit avec célérité, guidée par la terreur de se faire dévorer.

Lorsque la dragonne fut enfin dans les airs, le daguet était déjà loin, à l’abri sous les frondaisons. Elle gronda de frustration, braqua son regard cuivré sur le volatile couleur nuit et laissa échapper flammes et fumées, jaillissant de ses naseaux contrariés, dilatés par la rage. Une fois l’oiseau en ligne de mire, Valhénä ouvrit la gueule pour rediriger la combustion venant du plus profond de ses entrailles. Elle allait occire l’impudent.

Ce dernier, envahi par la panique, prit son envol, le cœur palpitant d’effroi, perdant quelques plumes dans l’affolement alors que le souffle brûlant de la dragonne lui chauffait dangereusement l’extrémité des rémiges. Il battit furieusement des ailes pour s’élever dans le ciel d’azur tout en croassant de terreur, et alors qu’il pensait avoir échappé à son assaillante, il distingua soudain, et bien trop nettement pour sa sécurité, de puissants crocs acérés qui l’entourèrent de toutes parts juste avant que ne disparaisse pour toujours la lueur du jour.

Dans sa gueule refermée, la créature émeraude sentit le volatile se débattre un instant avant de pousser son dernier souffle et d’être avalé d’un prompt coup de langue.

© Claytone Carpe 2017